Par René VOLTZ
A son tour, la société contemporaine propose une version renouvelée de la sophistique instrumentale, mettant en cause les valeurs humanistes héritées de l’Antiquité, de la Renaissance et des Lumières. En cet affrontement entre la rationalité instrumentale (Zweckrationalität) et la rationalité des valeurs (Wertrationalität), l’Ecole est en première ligne : chargée de transmettre le savoir (instruction) et les valeurs (éducation) au nom de la société en place, elle doit en traduire les aspirations fonctionnelles immédiates, sans oublier toutefois le besoin individuel de sens de la vie pour l’enfant qui se prépare à entrer dans le monde.
La sophistique de notre temps se reconnaît avant tout dans la condition postmoderne [1] et dans la condition numérique [2] de l’homme de la civilisation contemporaine, où l’économique a pris le pas sur le politique.
C’est par « l’incrédulité à l’égard des métarécits » que la culture postmoderne entend s’affirmer [3]. Son scepticisme de principe vise tout particulièrement les grands Récits émancipateurs des modernes qui mettent de l’ordre dans la connaissance, qui donnent du sens à l’existence de soi, à la coexistence avec autrui, et qui célèbrent les valeurs transcendantes du Bien qui fondent l’humanisme classique. A la continuité narrative, les postmodernes préfèrent la fragmentation de la temporalité centrée sur le présent ; face à l’ordre et à la quête du Vrai, du Juste et du Beau, ils opposent la « performativité » : « est-ce efficace ? à quoi ça sert ? est-ce vendable ? », plutôt que : est-ce vrai ? » [4]
Dans la mise en pratique de cette « performativité », la condition postmoderne est efficacement assistée par la condition numérique à laquelle l’homme du XXIe siècle, héritier de la Révolution informatique est convié. Muni des techniques d’information et de communication les plus récentes, les postmodernes sont désormais en connexion quasi-permanente avec Internet, l’immense réseau de communication qui contrôle une part croissante de leur activité professionnelle et domestique, mais aussi de leurs rapports sociaux et affectifs [5]. L’expérience numérique de la vie sociale et affective n’est toutefois pas vécue ; elle n’est que vue au travers de la représentation sur l’écran, réduite à la narration fragmentée d’ajouts successifs d’images, de textes et de commentaires, qui peuvent changer dans l’instant ; pour communiquer avec ses « amis » des réseaux sociaux, l’internaute doit par ailleurs s’afficher avec une « identité numérique » choisie pour être compatible avec la diversité des « affinités électives » recherchées [6]. On est donc loin de l’identité narrative construite dans la durée en soi-même et avec les autres au fil d’une vie d’expériences pénétrées des valeurs d’un humanisme authentique (P. Ricoeur).
Conformément au principe de performativité, la nature postmoderne du savoir ne peut que se démarquer des conceptions anciennes : « L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit, et même de la personne, tombe et tombera davantage en désuétude […]. Le savoir est et sera produit pour être vendu […]. Il cesse d’être à lui-même sa propre fin… » [7]. Et ce savoir instrumentalisé, mis « en extériorité par rapport au sachant », prendra la forme numérique : « Ce n’est pas la fin du savoir qui s’annonce, bien au contraire. L’Encyclopédie de demain, ce sont les banques de données. Elles excèdent la capacité de chaque utilisateur. Elles sont « la nature » pour l’homme postmoderne » [4]. Acquérir le savoir revient ainsi à puiser dans l’inépuisable richesse des banques de données sans avoir à apprendre, ni même à retenir. Par « nature », ce savoir n’établit aucune hiérarchie culturelle : « Alors que nous pénétrons dans le monde du savoir intégral géré par ordinateur, les simples classifications deviennent secondaires et inadaptées aux vitesses auxquelles les données peuvent être traitées » (Marshal Mc Luhan) [8]. Dans son fonctionnement, le système du savoir n’accorde aucun traitement particulier aux œuvres immortelles du patrimoine culturel. Elles sont trop rares et trop statiques pour se distinguer face à la prolifération des produits fugaces de la culture des média et du divertissement dont l’appel à l’émotion immédiate assure la « performativité » économique. A l’âge postmoderne, c’est donc la relativité culturelle qui est de mise. Et la nouvelle culture n’est plus la culture générale, fondée sur l’exemplarité et l’autorité des grandes œuvres classiques.
Quant à l’enseignement et à la transmission du savoir, par la nature même de celui-ci, un rôle majeur dans l’exercice pédagogique doit revenir aux procédés informatiques : « Pour autant que les connaissances sont traduisibles en langage informatique, et pour autant que l’enseignant traditionnel est assimilable à une mémoire, la didactique peut être confiée à des machines reliant les mémoires classiques (bibliothèques, etc.) ainsi que les banques de données à des terminaux intelligents mis à la disposition des étudiants […]. C’est seulement dans la perspective de grands récits de légitimation, vie de l’esprit et/ou émancipation de l’humanité, que le remplacement partiel des enseignements par des machines peut paraître déficient, voire intolérable » [4]. A suivre le critère de « performativité », l’Ecole postmoderne prétend donc dispenser les enseignants de toute mémoire, de toute compétence dans les disciplines à enseigner ; simples supplétifs du réseau et des banques de données, leur fonction est d’assister et d’orienter les élèves dans la masse indifférentiée de ce savoir disponible immédiatement et sans contrainte. Ce qui s’éloigne de la figure traditionnelle du maître qui dispense la connaissance dans le respect des valeurs de travail, d’effort et de patience.
La prévalence du critère postmoderne de « performativité » convient parfaitement à l’idéologie néolibérale de l’économie qui domine le monde actuel. Performant, l’acteur économique doit l’être en poursuivant son intérêt d’employé ou de libre entrepreneur soumis à la concurrence dans le contexte contemporain du marché mondialisé – et largement numérisé. Connecté aux sites spécialisés dans le réseau, l’homo oeconomicus y affiche son identité numérique dans la société de masse soumise à la loi du marché ; cette loi néolibérale qui se présente comme la clé de toute organisation humaine « sans qu’il soit nécessaire que les gens se parlent, ni qu’ils s’aiment » (Milton Friedman [9]).
Dans son indifférence aux valeurs de l’humain, l’idéologie de l’économie néolibérale, vantée par Friedman, se joint à l’idéologie de la culture postmoderne, chantée par Lyotard, pour donner corps à la sophistique actuelle. Persuader l’individu des avantages qu’il y a de n’être qu’un moyen performant au service de fins déterminées par des pouvoirs extérieurs – économiques, politiques, médiatiques…- asservir l’humain en le « dégradant sans tourmenter » (Tocqueville) : ainsi se traduisent de nos jours les influences sophistes dans les société d’individus consommateurs, de « machines désirantes », afin de les maintenir dans leur « état de minorité » ; la minorité qui, pour Kant, « est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre ». Pour sortir de l’état de minorité, qui est la source diffuse de son malaise culturel et social, et de son sentiment de crise du sens de la civilisation présente, l’homme contemporain retrouve alors le message de l’humanisme classique de Socrate et l’appel de l’Aufklärung : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement » (Kant).
Tel est le projet de l’Ecole humaniste et libérale, repris tant par Condorcet et Jules Ferry en France [10] que par Pestalozzi et Wilhelm von Humboldt en Allemagne [11]. Pour les premiers, l’Ecole républicaine devait être « le lieu sacré où s’instruisent les citoyens, le foyer qui éclaire les esprits pour les rendre libres […]. L’école devait rester indépendante de la société civile, c’est-à-dire de l’argent, des intérêts, des préférences, des croyances. Tel était alors dans son étendue le principe de laïcité ». L’Ecole exige « le silence, le recueillement ; elle enjoint de rentrer en soi-même pour y consulter la raison universelle » [12]. Dans l’Allemagne du XIXe siècle, l’idéal de la Bildung avancé par Pestalozzi et Humboldt vise tout autant la transformation émancipatrice de l’homme par l’éducation ; mais plus que le projet républicain en France, il insiste sur l’autonomie par rapport au pouvoir politique : « L’instruction scolaire ne cherche pas à acquérir en priorité un savoir utilitaire, mais a pour finalité « d’apprendre à apprendre » afin que l’élève accède peu à peu au savoir autonome et puisse ainsi atteindre le stade le plus élevé, l’université qui offre la solitude et la liberté » […]. Et dans la Bildung « l’homme ne doit pas être sacrifié au citoyen » (W. von Humboldt [13]).
L’une et l’autre, l’instruction républicaine à la française et la Bildung à l’allemande sont des modèles d’éducation conformes aux idéaux humanistes. Ils étaient destinés et pratiqués dans des écoles respectées comme des lieux d’autonomie et d’autorité du savoir et du maître. Qu’en est-il de l’Ecole actuelle?
Références :
[1] Jean François Lyotard, La Condition postmoderne, Editions de Minuit, 1979
[2] Jean-François Fogel et Bruno Patino, La condition numérique, Grasset, 2013
[3] Réf. [1], p. 7
[4] Réf. [1], p. 84
[5] Réf. [2], chap. 1
[6] Réf. [2], chap. 2
[7] Réf. [1], p. 14
[8] Réf. [2], chap. 6
[9] Milton et Rose Friedman, Free to choose, Avon ; p. 5
[10] La République et l’école, Une anthologie, Agora, Presses Pocket, 1991
[11] Jacques Gandouly, Pédagogie et Enseignement en Allemagne, Presses universitaires de Strasbourg, 1997 ; chap. I
[12] Réf. [10] ; pp. 75 et 277
[13] Réf. (11] ; pp. 26-28
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