Par René VOLTZ
« L’homme ne naît pas Homme, il le devient… » : en le disant, Erasme, le Prince de l’humanisme au XVIe siècle, rappelle l’importance déterminante de l’éducation dans la formation de l’être humain vers son épanouissement en soi-même et avec les autres. Il songe aussi à la responsabilité décisive du maître éducateur qui, portant une conception déterminée de la nature humaine, se charge de la formation de l’élève qui lui est confié.
Or dès l’avènement de la raison philosophique à Athènes au Ve siècle avant J.-C., deux conceptions radicalement différentes de l’homme et de son éducation se sont affrontées. Dans un mouvement intellectuel et spirituel que Henri-Irénée Marrou qualifie d’Humanisme classique [1], Socrate, le philosophe s’est opposé à Protagoras, le sophiste dans un conflit dont les enjeux ont traversé l’histoire, et qui restent présents de nos jours.
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Pour le sophiste, la nature de l’homme s’illustre par le mythe de Protagoras, rapporté par Platon [2]. D’abord démuni par Epithémée et livré à lui-même hors de toute référence transcendante, l’être humain se contente finalement du feu que Prométhée a dérobé pour lui aux dieux : le feu qui offre l’habileté technique et le langage persuasif assurant la maîtrise des choses et des hommes, avec le savoir-faire de la rationalité instrumentale procurant le bien-être matériel, le prestige social et la puissance politique.
Enseignant professionnel et rétribué, le sophiste ne recherche que l’efficacité d’une simple instruction de l’élève par la « transmission du savoir dans l’âme, à la façon dont on mettrait la vue dans des yeux aveugles » [3]. Et ce savoir vise avant tout la compétence gestionnaire de l’apprenant de même que son intégration favorable dans la société quelles qu’en soient les normes et les valeurs culturelles : « Ce que j’enseigne, c’est le bon conseil en matière d’affaires privées : celui qui permet de gérer au mieux sa propre maison – et, en matière d’affaires publiques, celui qui permet par la parole et par l’action le plus d’efficacité dans les affaires de l’Etat » [4].
Avec cet enseignement résolument utilitaire, le sophiste revendique avec force un relativisme culturel : « Car je soutiens que toutes les choses qui paraissent justes et belles à chaque cité, sont justes et belles pour elle aussi longtemps qu’elle les pense telles, mais que celui qui est savant fait être et paraître ce qui est bénéfique aux cités à la place de telle ou telle chose nocive pour elles. Pour la même raison, le sophiste ainsi capable d’éduquer ses élèves est savant et digne d’être largement rétribué par ceux qu’il a éduqués » [5]. Et, à l’adresse de ceux qu’il a instruits, Protagoras délivre sa leçon d’individualisme relativiste : « L’homme est la mesure de toute chose […] : les opinions de chacun sont pour chacun les vérités » [6], sans qu’il soit opportun d’évoquer une quelconque essence permanente ou valeur universelle.
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Socrate, le maître de Platon ne peut accepter la rhétorique relativiste de la sophistique, qui se réfute d’ailleurs elle-même : « Protagoras admettant comme il le fait, que l’opinion de chacun est vraie doit reconnaître la vérité de ce que croient les opposants de sa propre croyance lorsqu’ils pensent qu’elle est fausse » [7]. Mais quelles sont alors, pour le philosophe, les conditions de possibilité d’une vérité partagée par tous ? – « Si elle change sans cesse, jamais il n’y a connaissance, en conséquence de quoi il n’y a ni sujet connaissant ni objet connu ». Ainsi s’impose la nécessité de « l’existence permanente du sujet connaissant, de l’objet connu, du beau, du bien… » [8]. A l’encontre du relativisme foncier du sophiste, Socrate souligne de la sorte l’exigence de valeurs d’ordres rationnel, esthétique et éthique, les bases d’une rationalité des valeurs pour la connaissance de la vérité du monde. Il hérite en cela de l’esprit des premiers « philosophes de la nature », les « présocratiques » – Parménide, Héraclite, Pythagore, Thalès… – soucieux de l’arché, cette substance fondamentale constitutive de toute chose. Mais il ne cherche pas les fondements dans l’extériorité de la nature physique ; conformément à son exigence du « Connais-toi toi-même », c’est dans l’intériorité de la conscience personnelle, mobilisée par la raison, qu’il faut les approcher en s’ouvrant à la transcendance de l’excellence intellectuelle et spirituelle, qui est la finalité de la nature humaine.
C’est à l’éducation de veiller à la réalisation de ce projet socratique de l’homme accompli. Contrairement à l’opinion des sophistes, « la faculté d’apprendre et l’organe à cet usage résident dans l’âme de chacun » ; et l’éducation est « un art de conversion : chercher par tous les moyens la méthode la plus aisée et la plus efficace, non pas pour donner la vue à cet organe ; bien plutôt, puisqu’il n’est pas bien orienté […], pour le tourner dans la bonne direction » [3]. Pour Socrate, maître de l’art maïeutique, l’éducation ne peut se réduire à l’unique transmission pragmatique de savoirs par des enseignants professionnels payés pour cela ; elle doit être le processus de formation par lequel l’élève forge ses propres connaissances en pratiquant, guidé par le maître, la « dialectique » d’un jeu de questionnements critiques et de mises à l’épreuve, orienté du particulier à l’universel, de l’accidentel à l’essentiel. Ce parcours éducatif et « l’art de la conversion » impliqué, Platon nous les illustre par la fameuse allégorie de la caverne [9]. Installé face au fond sombre de la caverne, l’homme captif n’y perçoit que les ombres des objets extérieurs, pareilles aux opinions vagues, aux illusions et aux pseudo-savoirs des sophistes. Puis, « contraint de se lever subitement, de marcher et de regarder la lumière », il entreprend l’ascension qui le conduit de degré en degré du monde sensible vers le monde intelligible, « vers le haut et la contemplation des choses d’en haut […]. Dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, c’est la forme du Bien […] ; c’est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause du tout, ce qui est droit et beau […] ; elle qui, dans l’intelligible, étant elle-même souveraine, procure vérité et intellect ; et c’est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans la vie privée, soit dans le vie publique ».
Pour Socrate relayé par Platon, la finalité de l’éducation est donc l’orientation vers la vérité du Bien et des valeurs qui en dérivent, une formation qui vise l’excellence intellectuelle et morale de l’homme, l’arétè des Grecs. C’est en exerçant la rationalité des valeurs que cette vérité et cette formation doivent s’acquérir, loin de la doxa de l’opinion vulgaire ou de la rationalité instrumentale de la sophistique avide d’utilité pragmatique et de réussite immédiate. Et conformément à l’art maïeutique de Socrate, l’enseignement sollicite l’intime participation de l’élève qui, par cette accession au savoir, éprouve sa liberté ; car « l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave ». Tels sont, pour l’essentiel, les principes du projet pédagogique de l’humanisme classique gréco-romain, lequel ne cessera d’être invoqué comme la référence idéale dans l’histoire de la civilisation occidentale.
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Cependant, la pleine réalisation du modèle originel d’éducation humaniste avancé par les Anciens, n’a jamais été à l’abri de contingences historiques quand, dans la meilleure tradition sophiste, l’éducation est appelée à se replier sur la simple fonction d’adapter l’individu aux urgences et aux normes de la société du moment. Former efficacement des techniciens et des spécialistes compétents est alors la priorité du système éducatif en place, sans souci majeur de la liberté intellectuelle et de l’épanouissement spirituel de la personne éduquée. Un tel système peut également succomber à des pratiques d’endoctrinement et de dressage au profit de puissances idéologiques installées ; l’histoire contemporaine l’a montré tout particulièrement.
En 1941, Simone Weil évoque les « sombres temps » du XXe siècle : « Nous sommes comme revenus à l’époque de Protagores et des sophistes, l’époque où l’art de persuader, dont les slogans, la publicité, la propagande par réunions publiques, journal, cinéma, radio, constituent l’équivalent moderne, tenait lieu de pensée, réglait le sort des villes, accomplissait les coups d’Etat » [10]. La philosophe dénonce ainsi les sophistiques totalitaires du marxisme-léninisme et du nazisme, dont l’implacable rationalité instrumentale, « dans son défi à la légalité et dans sa prétention à instaurer le régime direct de la justice sur terre, accomplit la loi de l’Histoire ou de la Nature sans la traduire en normes de bien et de mal pour la conduite individuelle » [11]. Plus tard, au tournant du XXIe siècle, quand les régimes nazi et stalinien ne sont plus que de mauvais souvenirs, une autre idéologie moins mortifère mais toujours totalitaire énonce la loi de sa logique instrumentale, libre de toute exigence morale : « Les prix qui émergent des transactions volontaires entre acheteurs et vendeurs – en bref sur le marché libre – sont capables de coordonner l’activité de millions de personnes, dont chacun ne connaît que son propre intérêt, de telle sorte que la situation de tous s’en trouve améliorée […]. Le système des prix remplit cette tâche en l’absence de toute direction centrale et sans qu’il soit nécessaire que les gens se parlent ou qu’ils s’aiment » [12]. Tel est le credo que Milton Friedman, l’un des maîtres-penseurs du néolibéralisme actuel adresse à l’homo oeconomicus de notre époque, à laquelle Simone Weil pourrait s’adresser dans les mêmes termes qu’en 1941.
Submergé par le conditionnent médiatique de plus en plus sophistiqué, pris dans la toile numérique qui efface les frontières entre le réel vécu et le virtuel artificiel, l’homme contemporain subit et entretient la rhétorique de l’économie du marché qui a pris le pas sur le politique. C’est avant tout à l’intelligence instrumentale qu’il faut entraîner l’homo oeconomicus, de l’élève dans l’école à l’adulte au travail. Les élites célébrées sont désormais les « grands professionnels » de la communication, de la finance, du management d’entreprises et de ressources humaines, accompagnés des avocats de « bon conseil en matière d’affaires privées […] et en matière d’affaires publiques ». Et dans la meilleure tradition sophistique, leur formation est assurée par l’enseignement largement rétribué de Grandes écoles spécialisées.
Soumis à la loi du marché, notre contemporain se doit d’être un collaborateur rentable et un consommateur fidèle, cet animal laborens produisant et utilisant avec un maximum d’efficacité des biens éphémères. Imposé et désiré, le culte de l’éphémère et de l’immédiat fait alors peu de cas de l’homo faber, créateur des œuvres durables [13]. Et l’expérience vivante de la durée tend à se réduire à un « présentisme » étroit qui oublie la mémoire du passé et de la tradition, de même que les promesses du futur de projets librement choisis. Pour l’individu, le sens de la vie est donc de ne pas avoir de sens, au gré d’opportunités à saisir dans l’instant, libre de tout contrat et de toute attache. Quant à nos sociétés, elles « sont maintenant pilotées le nez dans le guidon, sans vue d’avenir, au gré des humeurs successives de l’opinion – et de leurs sondages par les médias » (Michel Rocard [14]).
« Comme revenus à l’époque de Protagoras et des sophistes », nous le sommes aussi par les manifestations de l’individualisme, du relativisme culturel et des communautarismes qui se multiplient dans notre société. Individu ou communauté, chacun tient sa vérité comme la « mesure de toute chose », quitte à la clamer comme supérieure à celle de l’autre dans une rhétorique qui doit persuader le tiers témoin ; les débats sociétaux et politiques qui font le spectacle médiatique en sont l’illustration omniprésente. En se voulant maître autonome de sa vérité, libre de toute référence transcendante, partagée par tous, l’homme actuel se dépouille de la dimension métaphysique et morale et se réduit à la seule dimension empirique ; celle des sciences humaines où ne comptent que les simples déterminations biologiques, psychologiques, sociales, historiques… Or un tel être est scientifiquement « améliorable » ; ce qui justifie l’idéologie instrumentale du « transhumanisme » et sa conception sophistique réactualisée de la nature humaine.
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Alors que, dans le conflit qui continue d’opposer Protagoras à Socrate, c’est le premier qui prend l’avantage dans la société en cours, celle-ci perd le sens du développement humain dont elle a la charge, et entre en crise. En sortir signifie alors retrouver le sens sous une forme renouvelée assortie aux circonstances du moment, dans une quête « s’appuyant sur les trois cultures politiques et spirituelles qui constituent notre patrimoine commun : la résistance, la régulation et l’utopie » (J.-B. de Foucauld [15]).
Dans un tel mouvement, le système éducatif, relais de la société est en première ligne. Y cultiver la résistance revient à critiquer lucidement la tentaculaire emprise des médias et des réseaux informatiques qui répandent leur « subculture » consumériste, individualiste et relativiste sur l’individu dès le plus jeune âge. La régulation consiste en la tâche difficile de réorganiser les règles du jeu éducatif de l’école pour tenir compte ensemble – parents, maîtres et élèves – des difficultés de l’environnement social et culturel; sachant que : « Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que, par sa nature même, l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition » (H. Arendt [16]). Enfin, la culture de l’utopie qui est requise se reconnaît dans un humanisme de notre temps qui, tels l’humanisme des greco-latins ou l’humanisme de la Renaissance, s’inspire du message de Socrate pour refonder un horizon d’universalité et de valeurs ultimes, dans lequel tous nos contemporains peuvent se reconnaître.
Références
[1] Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, I. Le monde grec, Seuil, 1948, pp. 323-336
[2] Platon, Protagoras, 320c-322d ; in : Platon par lui-même, textes choisis et traduits par Louis Guillemet, G.F. Flammarion, 1994 ; p. 96
[3] Platon, République, VII, 518b-519b ; ibid, pp. 64-65
[4] Platon, Protagoras, 318d-319a ; ibid, p. 91
[5] Platon, Théétète, 166c-167d ; ibid, p. 197
[6] Platon, Cratyle, 385e-387b ; ibid, pp. 200-201
[7] Platon, Théétète, 170a-171c ; ibid, p. 199
[8] Platon, Cratyle, 439c-440c ; ibid, p. 203
[9] Platon, République, 515b-517b ; G.F. Flammarion, 2004
[10] Cité dans : Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles, Albin Michel, 2011 ; p. 154
[11] Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 1972 ; chap. 3
[12] Milton et Rose Friedman, Free to choose, Avon, 1981 ; p. 5
[13] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983 ; chap. III
[14] Cité dans : Jean-Claude Guillebaud, Une autre vie est possible, l’Iconoclaste, 2012 ; p. 64
[15] Jean-Baptiste de Foucauld, Les 3 cultures du développement humain, Odile Jacob, 2002
[16] Hannah Arendt, La crise de l’éducation, in : La crise de la culture, folio Gallimard, 1992 ; p. 223.
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