Par René VOLTZ

L’impact de l’imprimerie et de l’Internet dans l’évolution de la société conduit à s’interroger sur la nature de l’intervention des innovations technologiques lors des profondes mutations qui jalonnent l’histoire culturelle occidentale. Celle-ci se présente comme une succession de grandes périodes – l’antique, la médiévale, la moderne, la postmoderne – dont chacune peut se caractériser par la notion de paradigme, qui comprend [1]

  • la vision du monde de l’époque – la Weltanschauung de Max Weber
  • les valeurs et normes qui animent, dans le consensus social, les mentalités et comportements individuels et collectifs
  • les procédés intellectuels et techniques de la mise en œuvre pratique de l’activité « normale » (conforme aux normes).

Le passage de l’une de ces périodes à la suivante constitue une révolution culturelle : alors que l’activité normale se déroule dans le consensus pendant un certain temps, des contestations du cadre établi, de ses valeurs et de ses normes peuvent se manifester et provoquer une crise ; laquelle se résout alors par l’établissement du nouveau paradigme.

Dans une telle analyse, des procédés techniques comme l’imprimerie et l’Internet n’interviennent qu’en tant que moyens adaptés à la meilleure réalisation pratique des fins culturelles préétablies dans le paradigme, notamment dans la communication des idées et savoirs au plus grand nombre. On ne peut donc leur attribuer le pouvoir de changer la vision du monde et les valeurs dont ils ne sont que des chambres d’écho. Mais on sait que, dans leur maniement, les systèmes techniques peuvent modifier profondément les comportements et les manières de penser des utilisateurs (Mc Luhan).

L’imprimerie

apparait au moment où le paradigme médiéval entre en crise, contesté par le mouvement humaniste de la Renaissance qui lance la révolution de l’âge moderne.

En ce milieu de XVe siècle, l’homme revendique plus d’autonomie face au Dieu de la théologie dogmatique imposée par l’Eglise et enseignée par la scolastique. Formel et pédant, enfermé dans des recettes et sentences à mémoriser, l’enseignement scolastique est progressivement déconsidéré, mais continue à être activement dispensé dans les écoles latines et les universités. Dans sa pédagogie fondée sur la lecture commentée de textes sacrés et théologiques de référence, il a besoin de la multiplication de copies à bon marché, lesquelles sont traditionnellement reproduites par des entreprises de copistes et disponibles dans des bibliothèques. Les possibilités nouvelles offertes par l’imprimerie sont alors bienvenues : la Sorbonne, principal foyer scolastique, y fait immédiatement appel ; et, parmi les premiers documents imprimés lors de la deuxième moitié du XVe siècle – les incunables – figurent surtout des éditions de la Bible, des missels et psautiers, des lettres d’indulgence et des grammaires élémentaires. Pour que la part des imprimés d’inspiration humaniste devienne significative, il faudra attendre le tournant du XVIe siècle [2].

Tout autant que la scolastique déclinante, l’humanisme ascendant de la Renaissance est placé sous le signe de l’écrit, et s’empresse de tirer profit des nouveaux avantages d’accès et de diffusion des supports imprimés. Dans la poursuite de leur idéal émancipateur de l’homme accompli intellectuellement et moralement, les humanistes et réformateurs religieux aspirent à la renaissance de l’humanisme antique et du christianisme des origines. Ils s’ouvrent, pour cela, à une vision renouvelée du monde éclairée par les grandes œuvres gréco-latines, les Pères de l’Eglise et les premiers textes de l’Evangile. Ainsi se développe l’actif réseau d’imprimeries qui, en liaison étroite avec des savants et érudits, se chargent, outre de la publication des œuvres nouvelles, de l’édition commentée et révisée de textes manuscrits des classiques anciens, de la patristique et de la Bible. A Bâle, l’imprimerie animée par Froben, associé à Beatus Rhenanus et à Erasme, est l’exemple notoire de ces officines qui, au début du XVIe siècle, soutiennent l’épanouissement de l’humanisme  dans l’espace rhénan [3].

Au même moment, en dehors des langues anciennes chères aux savants humanistes, l’imprimerie se met aussi au service de textes en langue nationale, permettant à celle-ci de se former et de s’exercer dans une littérature reconnue. Par la suite, l’écrit imprimé ne cessera d’être le vecteur essentiel, quasi-exclusif de l’activité culturelle des siècles successifs, marqués par les avènements de la connaissance scientifique, de la pensée des Lumières, de la Révolution française, de l’âge industriel… Au moment de la Révolution française, Condorcet, penseur de l’humanisme républicain, a l’occasion de reconnaître tout ce que l’émancipation de l’homme doit à l’invention de l’imprimerie : « elle a affranchi l’instruction des peuples de toutes les chaînes politiques et religieuses. Cette instruction, que chaque homme peut recevoir par les livres dans le silence et la solitude, ne peut être universellement corrompue : il suffit qu’il existe un coin de terre libre, où la presse puisse en charger ses feuilles » [4]. Au XIXe siècle, l’essor de la société industrielle s’accompagne de celui du journal imprimé en réponse aux nouvelles préoccupations des masses dans un monde dynamisé par les progrès techno-scientifiques et qui vit de plus en plus dans l’immédiat. Ainsi s’installe le partage désormais manifeste entre le livre imprimé, instrument d’étude, d’approfondissement et de méditation d’une culture appelée à durer, et la presse écrite, organe fugace d’informations et de communications immédiatement utiles ou divertissantes. S’y ajouteront, dédiés aux mêmes fins d’efficacité au présent, les mass-média audio-visuels du XXe siècle, puis les NTIC (nouvelles technologies d’information et de communication) de l’ère numérique contemporaine.

L’Internet

est le moyen technique de communication instantanée à l’échelle mondiale, placé au cœur du fonctionnement de l’économie libérale globalisée qui domine le monde contemporain.

Le paradigme aux commandes depuis le dernier quart du XXe siècle conjugue la « condition postmoderne » avec l’idéologie du libéralisme économique. C’est par « l’incrédulité à l’égard des métarécits » émancipateurs de l’humanisme classique que la culture postmoderne met en question les valeurs et normes de la modernité (J.F. Lyotard [5]). A la tradition d’autorité d’une organisation sociale verticale stable, elle préfère une société de libre choix individuel, organisée en réseau, qui facilite le rapport horizontal et fluide entre « amis » choisis et sélectionnés. Et, plus que le culte des valeurs, elle recommande celui de la « performativité » : « est-ce efficace, à quoi ça sert, est-ce vendable ? plutôt que : est-ce vrai? » Le postmoderne rejoint ainsi le néolibéral selon lequel le marché fournit la clé de toute organisation humaine « sans qu’il soit nécessaire que les gens se parlent ou qu’ils s’aiment » (M. Friedman [6]).

Dans sa vision du monde, l’homme postmoderne ne se fie qu’à la rationalité instrumentale – la Zweckrationalität de Max Weber – hors de toute rationalité de valeurs – Wertrationalität – au service d’éventuelles convictions humanistes ou religieuses. Son profil est celui de l’homo oeconomicus qu’Adam Smith avait déjà défini au XVIIIe siècle [7] : « a being who invariably does that by which he may obtain the greatest amount of necessaries, conveniencies and luxuries, with the smallest quantity of labor and physical self-denial with which they can be obtained in the existing state of knowledge« . Tel peut effectivement se présenter l’individu commun de nos jours, consommateur, hédoniste et narcissique ; et dont les possibilités de satisfaction sont abondamment amplifiées par le recours à l’Internet.

Inaugurée par la télévision puis par les « nouvelles technologies de l’information et de la communication », la « culture de l’écran », spectaculaire et ludique, tend à prendre le pas sur la culture classique de l’écrit imprimé, austère et exigeante. Connecté au Net, le digital native de l’ère numérique passe de longues heures devant l’écran à naviguer entre messageries instantanées, blogs, jeux vidéo, téléchargements, recherche d’informations sur Google…, en quête de divertissements gratuits et de satisfactions immédiates. Son culte d’individualisme sans contrainte et de gratification instantanée s’oppose au culte de l’effort, de la persévérance et de la satisfaction différée de l’homme engagé dans un travail créateur qui exige lenteur et concentration. Or, plus que jamais, l’appel à ces valeurs et exigences traditionnelles reste d’actualité dans le monde du travail contemporain.

Quant au savoir, la postmodernité entend le présenter désormais « en extériorité par rapport au sachant » dans les banque de données numérisées : « elles excèdent la capacité de chaque utilisateur. Elles sont la « nature » pour l’homme postmoderne » [5]. Par de simples clics, celui-ci pense disposer aisément de tout le savoir, sans avoir à fournir le long effort d’autoconstruction d’un savoir intériorisée par l’étude, la lecture et la méditation ; ce savoir qui, seul, peut donner du sens. Or, sans orientation, la recherche du savoir numérisé ne procède qu’au hasard dans une suite d’essai-erreurs aboutissant à une connaissance fragmentée et superficielle, dépourvue de structure et de profondeur. Pour l’accès à un savoir élaboré et objectif, la culture du numérique ne peut se substituer entièrement à la culture de l’écrit et de la raison discursive, enseignée traditionnellement à l’école ; celle-ci reste indispensable, même si les nouveaux moyens d’information par l’Internet en augmentent le champ d’application.

Les enjeux du devenir de l’humain

héritage de la modernité humaniste d’Erasme et des Lumières, que deviennent-ils dans la postmodernité individualiste et numérisée de nos jours ?

question s’adresse essentiellement à l’éducation ; Kant nous le rappelle dans ses Réflexions sur l’éducation [8] : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui« . Puis il précise l’exigence fondamentale d’une éducation libérale : « Un des grands problèmes de l’éducation est de concilier, sous une contrainte légitime, la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté (…). Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte et qu’en même temps, je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. Sans cela, il n’y aurait chez lui que pur mécanisme« . Pour Kant, la faculté destinée à réconcilier la discipline et la liberté à l’école – et dans la vie – est le travail. C’est en travaillant, et non en jouant, que l’enfant exerce sa liberté face aux défis et aux obstacles à surmonter : « Ainsi l’enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé si ce n’est à l’école ? L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu« . Chacune des recommandations du philosophe des Lumières sonne comme un rappel à l’ordre de l’homme contemporain, dont le culte de l’individualisme libre de toute contrainte n’est pas naturellement adapté aux exigences de l’exercice scolaire. Le digital native a tendance à s’ennuyer à l’école, et à rechercher son plaisir immédiat dans l’exercice de plus en plus chronophage des nouvelles activités ludiques. En communication ou non (jeux vidéo, jeux en réseau, réseaux sociaux, chats …), elles ne cessent de se multiplier sur les supports numériques de poche qui sont désormais indispensables à tout un chacun. Pour l’enfant, il est un temps pour le jeu, mais aussi un temps pour le travail. Donner ce temps au travail est l’enjeu premier et toujours renouvelé de l’éducation ; en conciliant la discipline et la liberté spontanée, les parents et l’école se doivent d’instruire l’enfant à la liberté responsable, et éviter qu’il n’y ait « chez lui que pur mécanisme » : le pur mécanisme pulsionnel de « machine désirante » et consommatrice en l’absence de contrainte et de discipline ; ou le mécanisme d’un robot programmé comme « ressource humaine » anonyme en l’absence d’apprentissage de la liberté intérieure.

Dans son manifeste postmoderne, Lyotard annonce la fin de la conception traditionnelle d’humanisation par l’acquisition du savoir : « L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit, et même de la personne, tombe et tombera davantage en désuétude (…). Il cesse d’être à lui-même sa propre fin… » [5]. Il suffit, désormais, d’accumuler et de numériser le savoir humain « en extériorité par rapport au sachant« , qui le recueille à sa guise sous la forme d’informations immédiates. Cette prétention d' »externalisation » du savoir humain est toutefois difficile à justifier ; le simple geste d’acquisition d’informations numérisées ne peut en effet se confondre avec l’acte mental d’acquisition des savoirs intériorisés qui contribuent à « la formation de l’esprit ». Bergson nous aide à le préciser : « Qui dit esprit dit, avant tout, conscience (…). La conscience retient le passé et anticipe l’avenir (…) parce qu’elle est appelée à faire un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences (…) de ce qu’on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir » [9]. L’Internet, avec toute la richesse de ses banques de données n’est qu’un extraordinaire auxiliaire de mémoire et de documentation du savoir déjà acquis ; dispositif sans conscience, il est inapte à y faire lui-même le choix propre à l’anticipation d’un savoir nouveau. C’est au cerveau humain qu’appartient la faculté de lier ce que l’on va découvrir à ce que l’on sait déjà, et d’élaborer ainsi progressivement le savoir qui lui est propre. L’ancien projet d’humanisation par l’éducation soucieuse de la culture du savoir reste donc entier. Et l’école conserve sa mission traditionnelle de transmission intergénérationnelle des savoirs enracinés dans la mémoire des anciens, et de l’introduction des jeunes à la culture rationnelle et réflexive des modernes. La culture numérique des postmodernes qui se veut oublieuse du passé, qui se veut rapide et efficace, interactive et connectée au monde entier, ne peut se substituer à la culture de l’écrit, soucieuse de la durée et de l’héritage, de l’étude et de la réflexion dans « le silence et la solitude ».

A l’heure de l’envahissante « révolution numérique », l’enjeu immédiat d’une éducation humaniste est de maintenir les NTIC à leur juste place d’outils utilitaires d’information et de communication. Savoir s’en servir à bon escient, connaissant leurs avantages et leurs inconvénients, fait dorénavant parti de tout projet pédagogique en famille ou à l’école. Ainsi l’instruction « rapide » (wiki en hawaïen) par Wikipédia, spectaculaire et aisément accessible, ne peut ni se substituer ni se passer du patient apprentissage à l’école. L’utilisation de l’information affichée sur l’écran nécessite en effet de nombreuses connaissances préalables : lire, rédiger, raisonner ; analyser et structurer des textes ; assimiler le sens des mots, des concepts, des propositions des divers savoirs disciplinaires… autant de connaissances qui s’acquièrent, hors du champ d’Internet, par le travail dans la durée à l’école, dont la culture reste, pour l’essentiel, celle de l’écrit. C’est le maître qui aide l’élève connecté au Net à discerner l’information qui importe dans le maquis de toutes celles qui sont disponibles sur l’écran ; qui le maintient au contact des grandes œuvres de la culture de l’écrit, qui l’oriente dans l’acquisition des connaissances fondamentales, nécessaires à la pensée critique et créatrice ; et qui l’introduit au plaisir d’apprendre et à la rigueur intellectuelle. Ainsi, face aux sollicitations de la sophistique contemporaine de l’homo oeconomicus individualiste et consommateur, l’école doit-elle mettre à jour sa pédagogie  dans la formation de l’homme libre et responsable, maître de soi et de son vivre-ensemble.

 

Références

 [1]  Par analogie aux paradigmes scientifiques (T.S. Kuhn, La structure des révolutions  scientifiques, Champs-Flammarion, 1983) et aux paradigmes théologiques (H. Kung, Une théologie pour le 3e millénaire, Seuil, 1989)

[2]   Guy Bechtel, Gutenberg, Fayard, 1992, p. 92

[3]   André Godin, Froben, Jean et Jérôme in Erasme, Bouquins Robert Laffont, p. CXXI

[4]    Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), G.F. Flammarion, 1988, p. 190

[5]    Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Editions de Minuit, 1979

[6]   Milton Friedman, Free to choose, Avon

[7]   Adam Smith, The theory of moral sentiments, Cité par Jean Greisch in : Dieu et la raison, Bayard, 2005 ; p. 34

[8]   Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation (trad. A. Philonenko), Vrin, 1966)

[9]   Henri Bergson, La conscience et la vie, PUF, 2011 ; pp. 4 et 10

 


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4 commentaires » for L’imprimerie et le numérique
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